dimanche 24 juin 2007

Scène 2

L'aspirateur résonnait dans le réduit sanitaire. Il avait commencé à faire du bruit dans la ceinture de Kuiper et les vibrations n'avaient cessé d'empirer depuis. H2 se demanda une fois de plus s'il allait tomber en panne avant la fin du voyage ou s'il allait tenir jusqu'au port. Il appréhendait de remplacer l'aspirateur de l'urinoir, il préférait laisser cette tâche aux techniciens de Magellan. Si le cargo arrivait jusque là, s'entend.

Son envie d'uriner disparut. Il se concentra pendant quelques secondes avant de finalement se soulager dans l'embout d'aspiration des toilettes. H2 poussa un long soupir de contentement à mesure que la pression sur sa vessie s'estompait. Il savait qu'il devait consommer moins de reconstituant mais il ne pouvait s'en empêcher. Quelque chose d'indéfinissable dans le goût l'attirait. Plutôt que de mener une lutte perdue d'avance, H2 succombait sans regrets et s'accommodait des inconvénients. De plus, bien que la boisson ne contenait aucun excitant, H2 avait remarqué qu'il travaillait mieux et plus vite avec du reconstituant dans son système. En l'occurrence, il lui permettait de rester concentrer sur la tâche qu'il s'était fixé pour détourner son attention de la radio.

Il s'était mis à faire l'inventaire de fin de mission du cargo. Le port Magellan avait essayé de reprendre contact avec lui après leur première conversation. Mais comme H2 ne souhaitait parler qu'avec le Prévôt, il avait décidé d'ignorer les appels du port. Néanmoins, pour supporter l'attente, il s'était mis à répertorier l'état des vivres et des équipements qui restaient dans le cargo. Il se rendait bien compte de la futilité potentielle de son entreprise, mais il voulait s'occuper l'esprit pour ne pas se mettre à gamberger.

En fin de miction, H2 poussa l'aspiration pour capturer les dernières gouttes puis éteignit l'urinoir. Il glissa ensuite les mains à travers les joints de la boîte de nettoyage où elles furent lavées et séchées en quelques secondes. Il sortit du réduit, flotta jusqu'au compartiment des vivres et attacha un nouveau container de reconstituant à sa ceinture. De nouveau paré, il fusa vers l'autre extrémité de la section principale où l'attendait son inventaire.

En passant à hauteur de Scott5, il attrapa la main courante et s'arrêta devant lui. Le colosse était toujours inconscient. H2 vérifia son pouls: il était toujours fort et régulier. Il avait dû se tromper dans la dose d'hypnotique. Il n'avait voulu que quelques heures de répit et son compagnon de voyage dormait depuis presque dix heures. Il ne devait pas être aussi lourd qu'il ne le paraissait.

Endormi, Scott5 était aussi impuissant qu'un bébé malgré sa taille et sa puissance. Il lui était impossible de se soustraire à la volonté de H2, tout comme H2 se sentait prisonnier des règles qui régissaient la vie des clones. H2 grimaça et ferma les yeux. Bon sang, il n'était même pas certain que l'existence d'un clone pouvait être appelée une vie.

Biologiquement, H2 était un homme âgé de vingt à trente ans. Chronologiquement, il vivait la onzième année depuis sa naissance. Consciemment, il n'avait vécu que deux de ces années: l'entraînement intensif après l'incubation et la récolte minière dans la ceinture de Kuiper. Il avait passé le reste du temps en suspension. Ce parcours correspondait parfaitement au style de vie pour lequel les clones étaient préparés, un style de vie que H2 avait appris à détester pendant ses recherches dans la ceinture. C'était un parcours qui n'avait rien d'enviable.

L'existence des clones commençait par une croissance accélérée d'une année en incubateur jusqu'à une maturité physique qui correspondait à un corps de vingt-cinq ans. C'était cette croissance accélérée qui rendait le coût du clonage prohibitif pour d'autres applications que le vol spatial. Puis venait l'éclosion et le travail de préparation physique qui prendrait toute l'année suivante. H2 se souvenait des heures passées à exercer une musculature mature mais qui n'avait jamais servi. Il se rappelait les machines sur lesquelles il passait le plus clair de son temps et les performances qu'il devait atteindre et dépasser chaque jour. A l'épuisement physique s'ajoutait le stress des programmes d'impression mentale qui permettaient d'apprendre rapidement ce qui était nécessaire à la mission: parler, écrire, compter, la physique élémentaire, le pilotage, etc. Ces séances avaient lieu pendant les période de repos de H2. Ce fut par ce biais qu'on lui apprit qu'il était le clone de Horatio, et qu'on lui inculqua les grandes lignes de la vie de son original. Il ne le rencontra jamais, mais par comparaison, il commença à se poser des questions sur ce qu'était une vie d'être humain.

Pris dans la tempête, H2 subit cette année du mieux qu'il put, ne se souciant que de garder la tête hors de l'eau. Son départ à bord du cargo Mercure eut lieu le jour suivant la fin de sa formation. Il rencontra Scott5 ce même jour pour la première fois. Ils passèrent les quatre années suivantes en suspension jusqu'à leur arrivée dans la ceinture de Kuiper où le travail commença véritablement. Une routine s'installa, qui lui permit de réfléchir et de prendre conscience de ce qu'il avait vécu par rapport à un humain procréé. Il prit la décision d'agir à son retour sur Terre.

H2 secoua la tête et se propulsa vers le compartiment qu'il avait commencé à inventorier avant d'aller aux toilettes. Il étendit la paille télescopique du container accroché à sa ceinture et avala plusieurs gorgées. Il récupéra la tablette où il consignait les quantités de linge et de vêtements et se remit au travail. Après quelques minutes de cette activité sans effort de concentration, son cerveau s'engourdit et bascula sur pilote automatique.

Il revint à la réalité lorsque l'appel radio arriva. Il cligna les paupières plusieurs fois, pas très sûr du temps qui s'était écoulé. «Cargo Mercure, ici le bureau du Prévôt, répondez. Répondez Mercure...» H2 coinça la tablette entre deux piles de serviettes et chaussa l'intercom qu'il avait autour du cou. «Ici le cargo Mercure, j'écoute.

—Ne quittez pas, le Prévôt va vous parler...» La voix s'éteignit pour être remplacée par des parasites. Ses mains attrapèrent de nouveau la tablette sans qu'il s'en rendît compte. Les secondes s'écoulaient lentement.

«Ici le Prévôt, identifiez-vous.» La voix sèche respirait l'autorité.

H2 se redressa emprunt du respect qu'il avait appris avant de réaliser que le Prévôt représentait l'autorité qui l'avait forcé à agir. Il se décontracta, se stabilisa à la main courante et répondit: «Je m'appelle H2. Je suis le pilote de cette mission.

—Bien H2, réglons ce malentendu rapidement, j'ai une autre affaire sur le feu.» Un claquement ponctua la phrase du Prévôt, comme si quelque chose avait frappé un morceau d'étoffe. «Qu'est-ce que c'est que cette histoire de collision avec Magellan? Oublié comment piloter un cargo? Je pensais que les clones était faits pour ça.»

H2 ferma les yeux et poussa un long soupir. Ben voyons, pensa-t-il, comme ça les originaux ne sont pas fait pour voyager dans l'espace, mais les clones oui. Passer des années en suspension n'est pas digne d'eux mais l'est des clones. Il décocha un coup de point vers les serviettes en face de lui mais retint le coup au dernier moment. Il devait se contenir pour garder sa crédibilité et rester un interlocuteur. Il ravala sa fierté pour le moment.

«Il ne s'agit pas d'une erreur de pilotage. C'est moi qui ai programmé la trajectoire de collision.

—Et pourquoi ça?» Le Prévôt termina sa phrase par un grognement. «Z'avez intérêt à avoir une bigrement bonne raison.

—La meilleure: je veux faire progresser les droits des clones. Nous devrions être considérés comme des êtres humains à part entière.»

Le Prévôt resta silencieux pendant un long moment. Un deuxième claquement se fit entendre. «Ferait beau voir que ça se produise.» Un grognement. «C'est un problème politique, faut voir ça avec les élus.

—Les clones n'ont aucun droit, pas même celui d'être représentés par un élu.

—Il doit y avoir d'autres moyens, faut vous renseigner.

—J'ai eu une année pour le faire.» H2 regarda la tablette qu'il tenait sans la voir. «Il n'y a pas de recours légal.

—C'est pas mon problème.» Un grognement suivi d'un claquement, mais cette fois le son était différent, comme une gifle. «Tout ce que je sais, c'est que vous êtes mal engagé. Le chantage et la menace ne mèneront à rien. Renoncez immédiatement avant d'aller trop loin et ne plus pouvoir faire demi-tour.»

H2 réfléchit un moment. Comment faire comprendre au Prévôt qu'il ne changerait plus d'avis? «Ecoutez Prévôt, j'ai réfléchi au problème pendant toute une année. J'ai fait et refait le tour de la question des dizaines de fois. Il n'y a pas d'alternatives. Si les droits des clones ne sont pas révisés, je percute le port et la planète. Je n'ai rien à perdre. Entre une vie au rabais et pas de vie du tout, le choix est simple.

—Bon dieu!» Une série de claquements retentit dans les écouteurs, accompagnés d'un bruit d'étoffe. Le ton du Prévôt et les claquements évoquèrent le souvenir d'un film que H2 avait visionné dans la ceinture. Il retraçait l'histoire d'un militaire, Patton si ses souvenirs étaient exacts, qui avait en permanence une badine avec lui. Il se souvint comment le héros la frappait contre sa jambe lorsqu'il était contrarié. Le son ressemblait beaucoup aux claquements que laissait passer la radio.

Le prévôt poussa un grognement. Il se mit à parler plus vite. «J'ai d'autres chats à fouetter que de m'occuper des problèmes existentiels de sous-humains.

H2 avait-il bien entendu? Des sous-humains. H2 avait appris pendant sa formation que certains groupes militaient contre le clonage en général. Ils désignaient les clones de cette expression: des sous-humains. Le Prévôt en faisait-il partie? H2 cacha son trouble du mieux qu'il put. «Ma requête est légitime. Mon action servira au moins à lancer le débat.

—La seule chose que ça va lancer,» le ton du Prévôt allait crescendo, «c'est une escadrille de chasseurs.» Il ne faisait aucun doute qu'il était à deux doigts de perdre son sang froid. «Les clones commencent à me taper sur les nerfs. Non seulement je dois enquêter sur l'explosion des générateurs du centre de croissance au cas où on en voudrait aux précieux clones,» les guillemets accompagnant le mot précieux étaient bien marqués, «mais en plus il faut que je m'occupe de toi maintenant.

—Le centre est menacé?» H2 ne réussit pas à dissimuler son inquiétude. «Quelqu'un en veut aux clones?

—Et puis après?» Le Prévôt marqua une courte pause. Il semblait reprendre le contrôle de ses émotions. Sa voix redevint posée, froide. «Il existe quelques groupes anti-clones qui sont devenus actifs ces dernières années. Leurs actions rencontrent de plus en plus le soutien de la population. Ils ne sont plus aussi impopulaires qu'à leurs débuts. Toutefois, il n'y a aucune preuve que l'explosion des générateurs du centre soit à porter à leur crédit. Si je ne perdais pas mon temps avec toi en ce moment, c'est là dessus que je serais en train d'enquêter.

—Les choses ont bien changé.» H2 finit sa phrase dans un murmure.

Le Prévôt en profita pour durcir le ton. «Si tu persistes à vouloir percuter le port pour tes revendications futiles, je lance une escadrille qui détruira le cargo avant même qu'il n'atteigne l'orbite géostationnaire.»

Détruire le cargo dans l'espace. H2 ne s'attendait pas à une pareille opposition. Il s'était préparé à de longues négociations, aux tactiques de déstabilisation des négociateurs, à quelques manoeuvres d'intimidation des autorités, mais pas une menace directe de destruction. H2 fut cueilli à froid. Il essaya de gagner un peu de temps. «Je ne vous crois pas, c'est du bluff. Vous n'avez pas les moyens de lancer une offensive si loin de la Terre.

—Comme tu disais, les choses ont bien changé. Il s'est produit deux ou trois avancées techniques depuis ton départ. Si tu penses que c'est du bluff, tente ta chance.» Le Prévôt lâcha un petit rire et frappa sa badine contre sa jambe. «Une mission réelle fera le plus grand bien à mes pilotes. Rappelles moi pour me dire que tu abandonnes.»

La communication s'interrompit et le silence du cargo écrasa les épaules de H2. Il lâcha la plaquette qui flotta en direction du poste de pilotage. Il la regarda dériver sans réagir, K.O. debout. Son plan venait de s'écrouler sur une simple phrase du Prévôt. Il devait repenser toute sa stratégie.